L’enfant a-t-il encore une place à la maternelle ?
Dominique Macaire, Université de Lorraine
L’école maternelle est au centre de débats depuis quelques décennies. Elle l’est toujours aujourd’hui avec les réformes annoncées par la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem et l’instauration de nouveaux programmes.
Dans tous les pays de l’OCDE, les enfants ayant été scolarisés au pré-primaire obtiennent de meilleurs résultats à 15 ans que ceux qui ne l’ont pas été, comme l’indique l’enquête PISA 2009 (OCDE, 2010).
Mais les récentes vagues de migration en Europe modifient le panorama socioculturel de l’école, posent de nouvelles questions notamment sur la petite enfance, comme celle du « plurilinguisme en herbe » (Dominique Macaire, 2015 « Hétérogénéité et plurilinguisme en herbe à l’école maternelle en France ». Marlène Lebreton, 2015 : “La didactique des langues et ses multiples facettes. Hommage à Jacqueline Feuillet”), de l’inclusion et des diversités culturelles et éducatives. Ainsi que des questions plus fondamentales encore sur l’enfant en tant que personne à part entière.
Du côté de la recherche, les sciences cognitives approchent au plus près la pensée enfantine, ses modes d’accès au langage, à l’identité, aux liens entre émotions et cognition, etc. Les travaux sur la petite enfance en psychologie, en sociologie de l’éducation ou en sociolinguistique commencent à se faire entendre d’une voix concordante. Quelle cohérence existe entre la recherche et les dispositifs de l’éducation nationale et entre ces mêmes dispositifs et la réalité sociétale ?
Le moment est venu de faire le point, à l’aune de quelques rapports internationaux et des recherches sur la scolarisation des très jeunes enfants, alors que dans le même temps s’est tenu à Barcelone début septembre 2015 un important colloque international sur la préscolarisation des enfants (EECERA 25), auquel n’étaient présents que deux chercheurs français sur plusieurs centaines de participants venus du monde entier. Les nouveaux programmes de l’école maternelle en France (MEN, 2015) s’inscrivent dans ce contexte. Que penser de cette école maternelle autrefois si enviée et admirée dans le monde ? Quelles orientations sont aujourd’hui les siennes ? S’adapte-t-elle aux enjeux contemporains ?
Plusieurs modèles de préscolarisation dans le monde
Avec un taux de 99% de scolarisation en maternelle, en 2009, la France est le premier pays d’Europe en terme d’accueil d’enfants âgés de moins de 4 ans, la moyenne se situant à 83/% en Europe et à 79% dans les pays de l’OCDE (OCDE 2012).
Les dispositifs existants renseignent sur la conception que l’on a des enfants et de la manière dont une société les aide à grandir. Ainsi, dans le monde, il y a trois grandes façons de voir l’enfant entre 1 et 6 ans, la France relevant du premier modèle, les USA ou les pays germaniques relevant plutôt d’une contribution au développement harmonieux de l’enfant. Le modèle appelé ECE (Early Childhood Education) regroupe les enfants à partir de 3 ans autour de personnels éducatifs et d’enseignants pour stimuler l’apprentissage et valoriser le développement social et cognitif. Le second modèle, dit ECC (Early Childhood Care) repose sur l’accueil et la garde des enfants dès leur naissance par des éducateurs/trices durant la journée. La proximité avec la famille et le développement par le jeu sont au cœur de ce dispositif. Enfin le modèle ECEC (Early Childhood Education and Care) propose un système mixte et accueille les enfants de la naissance à la scolarité obligatoire avec une pédagogie intégrée et une relation forte à la santé et à l’éveil ([OCDE,2013].www.oecd.org/education/skills-beyong-school/EDIF11.pdf).
Dans chacun de ces modèles, les divers mots clés sont : apprentissage, éducation/formation (Bildung, terme utilisé dans les pays nordiques), jeu, santé et famille/maison. Chaque dispositif accorde plus ou moins de poids à chacun de ces mots clés. En France, on apprend son « métier d’élève », on est « en classe », on développe ses « capacités cognitives ». Ailleurs, la maison, le ludique ou le développement de l’autonomie et des choix de l’enfant sont davantage promus dans une perspective moins scolaire.
Les programmes de 2015 apportent-ils un mieux vivre aux très jeunes enfants ?
Les programmes de l’école maternelle de 2015 ont assez peu évolué par rapport à ceux de 2008. Ils adoptent une vision plus ouverte de l’enfant-élève, mais ne rendent pas tout à fait justice à une conception holistique de l’enfant dans son environnement domestique et scolaire. On voit certes apparaître le jeu et le lien avec les familles. Mais l’accent reste porté sur l’éducation cognitive d’une « personne en devenir ». Les univers d’expérience demeurent les classes : « Chaque enseignant détermine une organisation du temps adaptée à leur âge ». Pourtant, déstructurer un peu l’environnement scolaire, les lieux et temps, permettrait de mieux répondre aux désirs divers des enfants et favoriserait les entraides entre plus grands et moins grands dans des activités partagées, comme le font les fratries. Le Kindergarten en Allemagne, par exemple, se distribue comme une maison avec des espaces fonctionnels intérieurs et extérieurs et non composé de salles de classe. Chaque activité est située et a du sens, quel que soit l’âge des enfants.
Si l’on regarde le jeu par exemple, une nouveauté affichée, on peut constater qu’il n’est pas thématisé comme un véritable outil pour se développer. Lorsqu’un programme entend apporter des nouveautés, on attend de lui qu’il donne des pistes précises, puisqu’il souhaite marquer un changement culturel et professionnel. Ici, le jeu sert de prétexte et l’on est en droit de craindre que la formation des enseignants ne suive pas cette bonne intention. De fait, on court le risque que « l’apprendre comme élève » reprenne la main sur « le jeu comme enfant ».
La phonologie, importante pour apprendre les langues, et notamment le français, langue de communication et de scolarisation, apparaît sur ce nouveau programme dans le cadre de « l’acquisition et du développement de la conscience phonologique » ou « d’un éveil à la diversité linguistique ». On lit : « les essais que les enfants sont amenés à faire, notamment pour répéter certains éléments doivent être conduits avec une certaine rigueur » . Un tel discours de préconisation n’aide guère les praticiens à envisager les sons comme des occasions de jouer, de produire et d’inventer, puisqu’il se limite ici à proposer des pratiques imitatives, certes importantes pour rassurer et apprendre mais non suffisantes pour se développer dans ses émotions face aux idiomes et cultures rencontrés.
Rêver l’école maternelle : quelques pistes
Quelle conception de l’enfant voulons-nous pour notre société? Après une génération où l’enfant était roi, on a fini par reconsidérer la petite enfance pour elle-même et par admettre que l’enfant est un être social, en constant progrès, en développement, mais non un adulte en devenir (Gavarini, Lebrun et Petitot, 2011 “Avatars et désarrois de l’enfant-roi ?”). Cela lui confère des droits et en fait un enjeu de valeurs et de désirs, développe un commerce autour de lui (Feil Christine, 2003). “Kinder, Geld und Konsum : Die Kommerzialisierung der Kindheit. Weinheim : Juventa Verlag”)et place le focus sur ses besoins et ses désirs autant que sur la société qui plaque sur lui sa propre désirabilité.
Valoriser le bien-être de l’enfant et lui éviter la pression de la performance sociale ou économique reste l’un des points faibles de notre école maternelle et explique son déclin progressif dans l’esprit des spécialistes en Europe. Pour ce faire, la cohérence entre l’éducation à la maison et à l’école devrait se renforcer, non comme des mondes parallèles mais interpénétrés. La présence des parents à l’école maternelle se limite à des sorties comme accompagnateurs ou aux réunions d’information. Chacun son univers, en somme.
Des travaux montrent que la vision positive de sa propre enfance contribue à une meilleure vision de l’école ensuite en tant qu’adulte et qu’une éducation de qualité minore les effets d’un enfance dans un environnement socio-culturel moins favorisé, ce que l’intégration des parents dans l’école aide à construire. Comme le dit Angela Davis, de l’Université de Warwick dans The Conversation : « While good-quality childcare can neutralise the negative effects on children of deprivation and disadvantage, early intervention working with parents, as well as children, will have the best long-term outcomes. » (Quand une maternelle de bonne qualité peut indéniablement aider les enfants venus de milieux défavorisés, une collaboration très tôt avec les parents et les enfants eux-mêmes produira certainement les meilleurs résultats à long terme).
Lieu de vraie vie
L’un des moyens de faire de l’école un lieu de vraie vie serait d’y mieux favoriser les liens sociaux entre les enfants. On sait que l’on apprend par les interactions sociales. Il conviendrait de mettre l’accent sur le rôle des pairs : la communication dans la classe passe aujourd’hui essentiellement par l’enseignant qui développe des temps d’échanges avec le groupe-classe et en dyade avec chaque enfant (2 à 3 minutes par matinée de classe en moyenne). Il néglige fréquemment les échanges entre pairs qui se déroulent durant des activités moins formelles, des temps de récréation, les jeux, etc.
Pour autant, nos observations montrent que ces échanges entre pairs développent des énoncés langagiers plus riches et variés. Si les enseignants disposaient des résultats de la recherche dans le domaine et d’observations de séances, ils seraient mieux à même d’infléchir leurs pratiques.
D’autres pistes mériteraient d’être davantage exploréees : la notion de « transition » avec l’école primaire par exemple, pour modifier les lieux de l’apprendre et ceux du découvrir et se développer ; ou encore celle de l’inclusion » et de la différence, pas seulement en termes de handicaps mais aussi de besoins spécifiques, de meilleure prise en compte des diversités ; ou encore celle d’apprentissages incidents dans des contextes plus ou moins formels : laisser le temps de jouer, laisser manipuler des marionnettes, des playmobils ou des déguisements, pour inventer des histoires, créer et imaginer le monde ou des fictions, s’y inscrire de façon artistique, etc.
Aller de l’avant
Donner du sens à l’école maternelle voudrait que l’on considère enfin les enfants sous toutes leurs facettes, du petit en demande de sécurité, du courageux qui se dit « cap’ » de faire une action nouvelle, de celui qui essaie des nouveautés, de celui qui n’ose pas et attend qu’un autre se lance, de celui qui se meut dans les espaces divers (indoor et outdoor) à celui qui reste mutique et immobile, mais observe et comprend.
Les caractéristiques personnelles se révèlent différemment selon les cultures et les contextes, ce que la maternelle ne sait pas encore assez identifier puis prendre en compte. Enfin, elle ne se dote pas de moyens assez efficaces pour établir un véritable continuum harmonieux entre la maison et la classe.
Si l’école maternelle en France n’ambitionnait plus seulement de forger de « futurs grands » et des « élèves », si elle se nourrissait des dispositifs européens dans ce qu’ils peuvent lui livrer, sans qu’elle les imite pour autant, et si elle s’appuyait sur les résultats de la recherche, elle réussirait plus aisément son pari d’avenir où l’enfant trouverait sa place.
Dominique Macaire, Professeure des universités à l’école supérieure du professorat et de l’éducation, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.